
UNE VISION CARAÏBO-FUTURISTE DE LA BELLE ÉPOQUE
Entre les ruelles de la Martinique et les boulevards haussmanniens, entre le créole murmuré des veillées et le français châtié des salons littéraires, un personnage inattendu se glisse dans le Paris de la Belle Époque. Konpè Lapen, figure emblématique des contes antillais, arpente désormais les pavés de la capitale française, vêtu d’élégants costumes, observant ce monde nouveau avec la même intelligence rusée qui lui permettait autrefois de triompher de Konpè Tig.
Konpè Lapin parisien : Chroniques de la Belle Époque
Cette collection « Konpè Lapen parisien : Chroniques de la Belle Époque » constitue une exploration caraïbo-futuriste de cette rencontre improbable entre un héros de m’oralité créole et l’univers parisien de la fin du XIXe siècle.
Par caraïbo-futurisme, j’entends cette démarche esthétique et conceptuelle qui projette les figures, les mythes et les sensibilités caribéennes dans des temporalités et des espaces dont ils ont été historiquement exclus et qui crée ainsi des uchronies visuelles qui décolonisent l’imaginaire collectif.
À l’instar de « Kreyollywood » – concept que j’ai forgé afin de désigner un écosystème cinématographique centré sur les langues et esthétiques créoles – cette approche caraïbo-futuriste ne se contente pas de revisiter le passé ; elle réinvente activement les possibles historiques en infiltrant la figure de Konpè Lapin dans les hauts lieux de la culture dominante, transformant ainsi le Paris de la Belle Époque en un espace de ré-imagination radicale des relations entre centre et périphérie.
Ma démarche
Ma démarche s’inscrit dans une relecture postcoloniale de l’histoire culturelle où les figures issues des marges de l’empire colonial français s’approprient les codes esthétiques du centre tout en les transformant par leur simple présence.
Konpè Lapen, avec sa malice légendaire et sa capacité à retourner les situations à son avantage, devient ainsi le protagoniste idéal de cette entreprise de décentrement du regard.
La Belle Époque, période charnière où Paris rayonnait comme capitale mondiale des arts et de la culture tout en bénéficiant de l’exploitation des colonies, offre un cadre historique particulièrement significatif pour cette exploration caraïbo-futuriste. Le contraste entre l’élégance raffinée des boulevards parisiens et la violence sous-jacente du système colonial trouve un écho visuel dans ces représentations où la figure animale anthropomorphisée de Konpè Lapin, à la fois familière et irréductiblement autre, s’approprie les codes du dandysme parisien.
Cette collection se déploie actuellement en plusieurs séries distinctes mais interconnectées, chacune explorant un aspect différent de cette présence créole réinventée dans le Paris de la Belle Époque:

« Fashion Show » explore la relation entre Konpè Lapen et la haute couture parisienne, le transformant en mannequin et créateur de tendances dont les tenues audacieuses aux couleurs éclatantes – pourpres, dorées, écarlates – réinventent les codes vestimentaires masculins de l’époque. Ce détournement caraïbo-futuriste de l’univers de la mode s’inspire tant des archives historiques que des créations avant-gardistes contemporaines et crée ainsi une temporalité fluide où passé, présent et futurs possibles se télescopent.

fashion show
Konpè Lapin à la Tour Eiffel
« Terrasses de Montmartre » situe notre protagoniste dans l’espace social emblématique des cafés parisiens, lieu privilégié de la sociabilité intellectuelle et artistique, où sa présence solitaire ou ses interactions avec d’autres figures anthropomorphes créent des scènes d’une étrange familiarité. Ces compositions, ré-imaginant les socialités créoles au cœur de Paris questionnent les exclusions historiques tout en célébrant la puissance de l’imaginaire caribéen à transcender les frontières imposées.

Terrases de Montmartre
Du Conte aux cafés
réappropriation spéculative
Au-delà de la dimension esthétique, cette collection constitue une manifestation concrète de ce que j’appelle la « réappropriation spéculative » – processus par lequel les récits, personnages et symboles issus des cultures minorées investissent les espaces dont ils ont été historiquement exclus, non pas en mode mineur ou en demandant permission, mais en revendiquant pleinement leur légitimité à y figurer.
Konpè Lapen ne s’excuse pas d’être à Paris ; il y règne, avec l’assurance tranquille d’un dandy qui connaît sa valeur.
Issue moi-même de cet espace kréyolphone riche en traditions orales, j’utilise paradoxalement les technologies visuelles contemporaines afin de donner forme à un personnage qui n’existait jusqu’alors que dans le souffle de la parole. Cette alliance entre oralité traditionnelle et outils numériques incarne parfaitement la démarche caraïbo-futuriste qui ne rejette pas la technologie moderne mais se l’approprie pour amplifier et diffuser les imaginaires caribéens.
choix esthétiques
Les choix esthétiques qui unissent ces différentes séries – palette chromatique contrastée, silhouettes élancées aux proportions légèrement irréelles, jeux d’ombres et de lumières créant des atmosphères théâtrales – s’inspirent tant de l’iconographie de la Belle Époque que des créations avant-gardistes de certains couturiers contemporains comme Thierry Mugler , ils créent ainsi un dialogue visuel entre passé et présent.
Cette fusion temporelle est au cœur de l’approche caraïbo-futuriste qui refuse la linéarité historique imposée par le récit occidental pour privilégier des temporalités cycliques, spiralées ou fragmentées.
Chaque œuvre de cette collection peut être appréciée isolément pour ses qualités formelles, mais c’est dans leur ensemble qu’elles révèlent leur pleine signification – comme les différents épisodes d’un même conte qui, mis bout à bout, dessinent une cosmogonie complète.
« Konpè Lapen Parisien: Chroniques de la Belle Époque » raconte ainsi, image après image, l’histoire d’une appropriation culturelle inversée où le personnage issu des marges colonisées s’empare avec élégance des codes du colonisateur pour les subvertir de l’intérieur.
Cette collection, qui s’enrichira progressivement de nouvelles œuvres et de nouvelles séries, invite le spectateur à repenser les hiérarchies culturelles établies et à imaginer d’autres modes de relation entre les différentes traditions qui constituent notre patrimoine mondial.
À travers le regard malicieux de Konpè Lapen, c’est finalement notre rapport même au temps, à l’histoire et aux possibles que le caraïbo-futurisme nous invite à réinventer.
Alexia de Saint John’s
Paris, 2025